Les projets artistiques de Christian Boltanski

Publié le par versa

Christian Boltanski « Je joue une partie contre le diable »
Article paru dans l'édition du 30.07.09
Christian Boltanski Depuis la fin des années 1960, le plasticien a entrepris, par la photographie et l'assemblage d'objets hétéroclites, une oeuvre essentiellement autobiographique qui a pris la forme d'installations à l'échelle humaine dans lesquelles lumière et parole sont primordiales
 




 A quoi travaillez-vous actuellement ?

A donner une réalité à des fictions, à des paraboles. Avec l'aide d'un collectionneur japonais, j'ai entrepris de constituer une bibliothèque des coeurs qui sera déposée dans une île de la mer du Japon. Il y aura des milliers de battements de coeurs enregistrés, on saura le nom, la date, le lieu.

Il y a désormais un deuxième projet, plus étrange encore. J'ai fait connaissance d'un homme qui vit en Tasmanie. Il est devenu très riche grâce au jeu. Il a une capacité de calcul mental prodigieuse. Il est interdit de casinos, parce qu'il y a trop gagné. Avec sa fortune, il a rassemblé une collection, huit momies égyptiennes, des disques d'or... Il souhaitait m'acheter une pièce, mais je lui ai fait une autre proposition : acheter ma vie en viager.

A partir du 1er janvier 2010, il y aura quatre caméras qui filmeront ma vie en direct et en permanence, jusqu'à ma mort. C'est le principe central. Les images seront diffusées en direct dans une grotte, dans sa propriété, mais il lui sera interdit de rompre le direct et de montrer des images enregistrées parce qu'elles seraient plus intéressantes. La grotte sera ouverte à tous - à qui pourrait avoir envie de me voir vivre, ne rien faire, parler avec vous, manger ou dormir. En Tasmanie, ça ne fera pas foule.

Ce matin, avec son agent, nous avons discuté du viager. Si je meurs dans les huit ans à venir, il est bénéficiaire. Si je vis plus de huit ans, il perd de l'argent. Il paiera plus qu'il n'aurait dû. Puisqu'il ne perd jamais, il se vante d'avoir vaincu le destin. Mais qui peut dire une chose pareille, si ce n'est le diable ? Je joue donc une partie contre le diable et j'espère bien gagner. Soyons grandiloquent : c'est comme, dans Le Septième Sceau le film d'Ingmar Bergman, la partie d'échecs contre la mort.

- Parce que le sujet est votre mort.

Le temps qui reste avant ma mort. C'est une question que l'on se pose à mon âge, nécessairement. Simultanément, je suis en train de réaliser une autre idée. Sous la cathédrale de Salzbourg, des archéologues ont découvert une crypte romane. On m'a proposé de l'occuper. J'y place une horloge parlante qui dira l'heure en permanence, avec un système informatique très résistant.

L'image de Dieu, c'est le temps, parce que l'homme ne peut pas lutter contre le temps - ni supporter une horloge parlante. Elle est le temps que l'on ne peut pas arrêter. Le Japon, la Tasmanie, Salzbourg, ce sont des projets dispersés, des choses permanentes et discrètes de par le monde. Il n'y a plus que cela qui m'intéresse, maintenant. Au point où j'en suis, je ne me vois plus exposer dans des galeries des choses que les gens pourraient accrocher chez eux.

- Qu'entendez-vous par là ?

C'est mon idée, peut-être ridicule. Je pense que Dieu est totalement indifférent aux humains. La beauté de l'être humain, c'est d'avoir voulu lutter contre cette indifférence, en luttant contre Dieu - ce que j'appelle Dieu, c'est-à-dire le maître de la vie et de la mort. Ce que je retiens du christianisme est la lutte du Christ contre Dieu - il perd, parce qu'il ne peut que perdre, et meurt sur la croix. Sa lutte est sans espoir, et il ne peut pas ne pas se dresser néanmoins contre Dieu. Etre humain, c'est cette bataille avec le destin qui, à la fin, évidemment, nous a.

En art, cela donne Giacometti, qui est l'un de mes artistes essentiels. Tous les jours, il entreprenait le portrait de sa femme ou de son frère, il le ratait, et chaque lendemain recommençait.

- Et dans votre oeuvre, cela donne tout ce qui a trait à la disparition, dès vos premières vitrines ?

Oui, si l'on comprend que tout garder ne sert à rien, n'empêche pas la disparition. Pour commencer, tout ce qui est préservé perd tout usage, et meurt donc aussitôt. Ce qui est dans une vitrine ne peut qu'être une chose morte, comme une photo. Passer sa vie à tout en préserver, ce serait en soi ne plus vivre.

- Vous en avez eu conscience très tôt ?

Vous savez que j'ai eu une enfance très étrange et très protégée. Jusqu'à 18 ans, je ne suis jamais sorti seul dans la rue. Un jour, à 24 ans, j'étais en voiture avec mes parents, et j'ai eu la conscience nette que mon enfance était terminée. J'ai su qu'il n'en restait plus rien, que les traces étaient perdues.

- Il y a la mémoire, la parole...

Oui... Je vais encore vous dire quelque chose qui peut paraître absurde. Notre visage n'est fait que de morts : le nez de votre arrière-grand-père, les yeux d'une aïeule dont vous ne connaissez pas le nom, et ainsi de suite. Les physionomies sont faites de collages de morts qui vivent en nous. Et notre esprit ? N'est-il pas un collage des esprits des morts ?

J'ai été élevé dans le christianisme, et on me dit souvent qu'il y a dans mes travaux des éléments très proches de la tradition juive... Il y a peut-être eu des gens, voici des siècles, qui ont réfléchi, et dont je continue à poser les questions. Tout continue, c'est même la seule phrase optimiste que je puisse prononcer. Dans cet atelier, peut-être, dans des années, il y aura une nouvelle conversation, ce ne sera plus vous, ce ne sera plus moi, mais elle sera proche de la nôtre.

- Avec les mêmes questions ?

Des questions, il y en a quatre ou cinq, l'amour, la nature, le sexe, la mort. Elles ne changent pas. Mon activité est de les poser avec des formes, des sons, des lumières. De les poser autrement qu'avec des mots. Parce que les formes sont plus floues que les mots, chacun peut plus facilement terminer l'histoire, la prendre pour lui-même. Il y a la même différence entre la poésie et le roman, qui est trop précis.

En fait, je suis un artiste très traditionnel : je veux poser des questions et donner des émotions. Et ce qui m'énerve, c'est l'idée d'être un artiste moderne. Je ne sais pas ce que c'est que la modernité. La jalousie est la même aujourd'hui qu'au temps de Racine, même si nous la disons avec d'autres mots que ceux de Racine. La question est toujours la même, si la langue a changé. Rien de moderne là-dedans.

- Mais il arrive que les mots s'usent, et qu'il faille en trouver de nouveaux.

Les formes s'usent aussi, c'est vrai. A un certain moment, il faut savoir regarder le même objet d'un autre point de vue, que personne n'avait trouvé auparavant. C'est ainsi que l'on parvient à faire remonter à la surface de l'esprit des gens des souvenirs très lointains, qu'ils ne savaient pas avoir.

C'est ce que je trouve beau dans Proust : le côté très quotidien de la Recherche, une comédie familiale très ordinaire. En art, il faut trouver des moyens pour faire mieux comprendre ce que les gens n'arrivaient pas à comprendre - sur eux-mêmes, souvent. Une psychanalyse sauvage. J'en ai fait l'expérience. Dans mon cas, le problème était psychanalytique et historique à la fois. Il a fallu que j'atteigne 42 ou 43 ans pour pouvoir parler de la Shoah, pour comprendre cette idée du mal. Pour formuler aussi le sentiment de culpabilité du survivant.

- Votre père a survécu en se cachant.

D'autres sont revenus des camps. Mais ce qu'ils avaient vécu est demeuré insupportable. Primo Levi s'est suicidé. Mes parents avaient un ami qui était revenu lui aussi et qui, dix ou quinze ans plus tard, s'est tué. Il ne pouvait pas vivre avec la question : pourquoi tous les autres, et pas moi ? Il n'y a aucune réponse, mais la question est là.

La question sur laquelle se fonde mon projet en Tasmanie est aussi de celles que tout le monde se pose, et qui ne peuvent avoir de réponse. Ce sera une petite parabole pour permettre aux autres de s'interroger.

- En sera-t-il de même de ce que vous montrerez au Grand Palais, à la fin de l'année ?

Tout ce que je peux dire, c'est que ce sera en janvier, et sans chauffage. Et sans assistants, et je m'en flatte. Je n'en ai pas, ni de secrétaire. Si j'en avais, il faudrait les occuper - donc faire quelque chose - et les payer - donc vendre. Je suis un artiste vieux et traditionnel, pas le chef d'une petite entreprise, comme j'en vois tant.

Le danger des expositions genre Grand Palais, c'est justement de tomber entre les mains d'ingénieurs et de spécialistes qui veulent trop bien faire. Moi, j'essaie que ce soit le moins cher possible, un peu raté, pas un truc de boîte de prod. Depuis quelques années, le modèle cinématographique a été décalqué sur les arts plastiques. C'est une erreur. Je veux que l'on voie le hasard et les ratages, et que l'émotion entre par cette voie. Je veux que, dans les formes, il y ait quelque chose d'improbable qui fasse passer l'émotion.

- Vous jugez sévèrement l'art actuel.

Dans ma jeunesse, les gens les plus importants étaient les critiques - ceux qui savaient écrire, du moins. Puis ce fut le tour des commissaires d'exposition. Aujourd'hui, ce sont les puissances d'argent - c'est le signe d'un affaiblissement intellectuel. Moi qui ai une si haute idée de l'art, je trouve triste cet abaissement par la spéculation... Mais j'ai une telle confiance dans l'art que je pense qu'il s'en sortira. Il s'en sortira toujours.

Propos recueillis par Philippe Dagen Photo Paolo Verzone/Vu pour « Le Monde »

Publié dans Articles de Presses

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article